À l'évidence, la « sélection » des cadres devient la première tendresse de la nouvelle humanité qui fait ses pas. Une cellule humaine chez IBM. Rien de trop dur qui puisse tourmenter ce noyau fécond du troisième millénaire. Le caractère essentiel de cette sélection est son rayonnement constructif : l'esprit inventif. Certes, la « sélection » n'est guère naturelle, elle est à la remorque du génie. Et le génie court-il les rues à New York ? À y voir de près, certes oui!
Deux rues plus loin, dans un parc, d'autres cadres fort détendus dans leur pose du dîner (petit déjeuner), expliquent que le genre humain est toujours futur à lui-même. Du Jean-Paul Sartre tout cuit. « Vous dites qui ? ». Ils ne connaissent pas l'existentialiste français de Saint-Germain-des-Prés. Rien de grave. Plutôt amusant. Pour édifier une société évolutive, en mouvement, il suffit d'une « sélection » des meilleurs éléments de la société. Encore faut-il humaniser cette sélection. Mais comment ?
« Nous formons des noyaux de travail bien précis et nous essayons d'exister à travers ça. Certains de nos collègues font des dépressions, d'autres deviennent têtus, hargnieux. Même suicidaires. Ils n'apprennent pas à gérer leur stress. Une virulence agressive s'installe et la crispation s'empare du groupe. C'est pourquoi nous avons continuellement besoin de nous refaire et de nous estimer les uns envers les autres », explique John Nesbitt, un directeur de cadres d'à peine trente ans. Il gagne 175 000 dollars par année. 
Ainsi, au comble de la détermination personnelle aux tensions fragiles, les élites neworkaises reflètent cette « sélection » étonnante, sorte de protection informaticienne contre l'incurie et la frivolité. Une « sélection développante de l'être » dans son intelligibilité.
« LA VILLE NOUS ÉRIGE EN DESTIN »
— JEFF LAMARR
Cette forme nouvelle d'humanisme semble la règle qui accueille la révolution même de la pensée humaine, sans se dévorer les uns les autres, mais en s'arrondissant d'une bureaucratie à l'autre pour normaliser et stabiliser l'univers financier et culturel.
Jeff Lamarr, courtier à Wall Street, estime qu'étant sélectifs par rentabilité, les cadres et les patrons ne s'effritent jamais. « Nous vivons un va-et-vient incessant et les plus doués persistent dans les situations extrêmement tendues. Je ne peux me permettre de citer des exemples, étant sous le secret professionnel. Vous savez, New York est une promotion spéciale, exceptionnelle pour les plus forts. La ville nous érige en destin. C'est pour mieux se renouveler. Puis, on s'évade dès que nous le pouvons, dans la campagne de la Nouvelle-Angleterre, sans tourner le dos au travail qui nous tient en haleine perpétuelle. Les vacances annuelles sont toujours méritées. »

«Sélection » signifie joie secrète à éclairer de façon intime l'humanisme qui se dégage d'un groupe à l'autre, d'une cellule à l'autre des intervenants dont les bons mouvements fixent le bonheur de vivre ses premières rides sur le front.
Conséquemment, la grâce du pardon se vit forcément en groupe. Chacun doit s'adapter en s'accordant beaucoup de générosité. Et ne jamais être au-dessus de ses forces. Ce serait désarmant dans l'immensité de cette ville qui avale vite votre fort intérieur s'il est en détresse.
« J'ai vécu l'extrême solitude dans mon studio de la 5e Avenue. Aujourd'hui, ma recherche se fait en groupe, sans rivalité et ma violence passionnelle pour la recherche pharmaceutique s'est comme sublimée. La cellule de travail m'a sauvée », de confier Rita Einberger, 28 ans, originaire de Columbus.
E somme, les femmes de tête ont souvent quitté leur lointaine patrie du Texas ou de l'Arizona pour tenter la réussite professionnelle. « Nous vivons dans New York comme dans une cellule. Il faut faire table rase de tout ce que nous étions en province », explique Denise Watson, première directrice au conseil administratif d'un magna du pétrole.
Nous serions portés à dire qu'il faut laisser ses péchés de jeunesse à la maison familiale pour connaître dans la « Grosse Pomme », le pouvoir sanctifiant de la cellule humaine.
LES RELIGIEUX :
LA SOCIÉTÉ NOUVELLE DE L'AMOUR
La présence cellulaire du travail en équipe rejoint le spirituel chez les communautés religieuses des diverses paroisses de New York. La vie morale devient une cellule de croyants, de personnes priantes qui, de part et d'autres, encadrent leur vie de conscience dans une sincérité regroupée de fidèles. 
Le tissu paroissial disparaît à vue d'oeil, de même que la paroisse traditionnelle aux milliers de fidèles aux messes dominicales. Sauf à la cathédrale Saint-Patrick où triomphe l'affluence des croyants comme des touristes aux célébrations eucharistiques. Une paroisse comblée.
En bref, nous assistons à une pureté transparente de la conscience religieuse. Il y va de la sincérité comme de l'amour. Nous devenons les témoins d'une « société nouvelle de l'Amour » où l'espace religieux n'est plus l'église de pierre, mais l'espace intérieur et cellulaire des fidèles regroupés. La pastorale (chrétienne du moins) délaisse son ancienneté originelle entre les murs de l'église pour se pratiquer dans un décor de pique-nique à Central Park. 
C'est le point de départ des nouveaux groupes de prière, sans la moindre régression. Les groupes se multiplient, prennent leur place dans des soirées spirituelles, d'une paroisse à l'autre.
CHEZ LES BANDES DE QUARTIER
Pour amorcer la drame de l'histoire de New York, allons dans les bas-fonds du Bronx et risquons la rencontre des clochards et des bandes de quartier au milieu des marginaux et des drogués.
Souffrance du corps et de l'âme s'aggravent à même ces bandes de rues systématiquement organisées en « cellules d'occupation. » La cellule devient leur plus grande valeur à occuper le trottoir et le terrain environnant. Les quartiers sont ainsi. Tels des contrôleurs soupçonneux, le ton accusatif, ils vérifient vos pièces d'identités. « From Québec ? ». La carte de presse l'atteste. Cela suffit pour passer rapidement aux entrevues... sur un coin de rue bien éclairé.
Nous parler ainsi à quatre et à brûle-pourpoint est comme un acte violent à devenir une proie entre leurs mains. Leur coeur n'est pas tendre, prêt à vômir sur tout. D'ailleurs, ce qui sort de leur bouche crache sur tout. Les ténèbres les entourent. Cheveux courts, bien lavés, Jeff, dans la vingtaine, rayonne plus que les autres dans son petit regard charitable. Il se compromet : « J'aime l'argent. Surtout l'or. Tu en as ? ». Bouche bée, la réponse vient aussitôt : « De l'uranium enrichi ! ». Éclats de rire !
Sa petite amie Sue arrive, le vent la décoiffe. Jeff l'embrasse et rigole : « C'est un reporter du Québec, il aime les mendiants et les vagabonds. Il va parler de nous. » Mais la sympathie tourne court, Sue murmure sans complaisance : « C'est du gaspillage, on t'attend, amènes-toi... »
La suite meurt assez vite, sauf leur magnétisme qui entraîne bien des jeunes dans le sillage criminel. Souvent jusqu'à la dernière goutte de leur sang dans les bagarres au couteau. L'idée, perverse en soi, est de faire honneur à la bande. Chacun se sent donc oubligé de mettre hors d'état de nuire les intrus qui s'aventurent. De cette manière, la haine se déclenche, et sans concession, sadiquement jusqu'aux assassinats. Le contrôle des stupéfiants connaît ses grades et ses promotions. Ce n'est pas l'égalité oecuménique, ni la charité fraternelle. Le pouvoir de l'argent pèse lourd. Et passer l'éponge sur les offenses, c'est effacer le désordre dans les soupirs. Mais en bande, les affaires ne sont jamais classées. À la moindre perturbation, la rivalité resurgit.
LES CLOCHARDS 
Dans cette durée totale, initiatique de la violence urbaine, les clochards diffèrent de comportement dès qu'ils s'installent dans le quartier des affaires. Loin d'être piteusement assis sur le trottoir, le dos au mur d'un gratte-ciel à tendre le bol, ils sont résolument debout, silencieusement adossés à la façade des riches immeubles, la main tendement tendue vers les passants.
Parfaite mise en scène à porter l'accent d'une dignité humaine parue irrésistible, car elle attire de bon gré quelque gens d'affaires dans l'urgence de leurs pas.
« Je sème la bonne humeur à tout prix », se met à confier Doug Wolf, de bonne grâce. Barbe blanche tel un patriarche honorable, ce clochard quinquagénaire explique avoir tiré un trait sur le passé. « J'ai fait des études de médecine à Chicago, j'ai perdu ma femme dans un accident d'avion, j'ai laissé mon cabinet de médecine générale, c'était trop, trop dur la mort de Clara. J'ai basculé dans la folie. Me voilà depuis quinze ans installé ici même à quêter. »
Et sa bonne humeur ? Magique ! Fort connu de ce coin de rue achalandé, le « quêteux » a surmonté son état précaire de cette façon : dès que quelqu'un stationne sa voiture dans son arrondissement, il se fait le surveillant de l'auto de monsieur. Rien de très laborieux.
Et la bonne humeur règne, la sécurité est assurée et les pourboires deviennent généreux.
« J'agis ainsi depuis quinze ans. Quant arrive décembre, un ingénieur qui passe à tous les jours, me prête sa carte de crédit pour me vêtir à neuf pour l'hiver. » Sa profonde misère est sauvée grâce à la grandeur d'âme de cet ingénieur.
LA HANTISE TERRORISTE
L'effondrement des tours jumelles du Centre mondial du commerce, ce onze septembre 2001, ne connaît aucune absolution ouverte. Pareil crime ne pardonne pas. À moins de faire appel à la clémence divine puisque pardonner est divin.
À SUIVRE