Émouvant portrait de Françoise DE YGOS-SAINT-SATURNIN, VILLAGE DE FRANCE
Étrangement, elle semble à peine percevoir ma présence  Journaliste parisien, Chroniqueur au Journal Québec Presse
YGOS-SAINT-SATURNIN — Village d'Aquitaine, France, mai 2012
NDLR: L'auteur s'adresse à Michel Cloutier, éditeur du Journal Québec Presse Michel, Je dois être un mauvais portraitiste. Car à l’instar de ceux qui n’y voient rien, je prends des tonnes de notes inutiles.
Sans aucun discernement : « Cicatrice sur le bout du nez (résultat d’automutilations), cheveux blancs mal peignés, coupe au carré, visage ovale, robe à fleurs », etc. Photo assez récente de Françoise, flânant à l’ombre de son chêne. Comme si je ne la connaissais pas assez ! Puis, je décris machinalement son environnement immédiat : le jardin avec ce chêne tentaculaire au pied duquel reposent d’innombrables branches et brindilles, ces marches de briques rouges sur lesquelles elle restera assise toute la journée puisque la température le permet…
Étrangement, elle semble à peine percevoir ma présence. Elle me laisse à mes petites affaires sans s’interroger.
Elle marmonne, fredonne comme à son habitude, « dialogue » avec les défunts (surtout avec son papa) dans un charabia quasi mystique, leur chante des chansons désuètes dont elle saisit à peine le sens. De temps à autre, entre deux de ses rituels insensés que je consigne méticuleusement dans mon carnet tel un ethnologue du dimanche, elle lâche un soupir de bonheur suivi d’un fameux : « Ah que je suis contente ! » d’une rare spontanéité. Elle est comme ça Françoise... enthousiaste à l’excès... Un gadin, une arcade qui éclate, un genou en l’air (c’est arrivé la semaine dernière) : « Ah que je suis contente ! » Si vous la voyiez !
Photo: Notre jardiner Paul (80 ans), ce jour-là, avait oublié de ranger le vieux tracteur. Très vite je noircis un cahier entier, puis un autre, puis encore un autre ! sans savoir où cette incontinence absurde me mènera. Vers des phrases cohérentes, souhaitons-le pour votre magazine. Mais la vérité Michel, c’est que j’ai horreur d’aborder le problème de ma tante. Vous m’offrez l’opportunité extraordinaire de m’exprimer sur le handicap mental en toute liberté (je n’ai lu que des inepties à ce sujet). Mais, je me méfie trop de la lumière, dont malheureusement je mesure au quotidien toute l’obscénité dans mon métier de journaliste. On aime les pages bien huileuses par chez moi et je le sais d’expérience, la frontière entre témoignage pudique et déballage obscène est bien mince.
Voyez-vous, il me serait infiniment plus confortable (même inconsciemment) de me vautrer dans un voyeurisme dégueulasse, d’exhiber « l’idiote du village », en somme – comme des confrères et « amis » avaient tenté de le faire en 2004 – plutôt que d’essayer de traiter du fond, certes un peu lourd et ennuyant.
Par moments, j’aimerais être un de ces peintres figuratifs du 19 e siècle, accoucheurs d’âme formidablement discrets exécrant caricature et parodie... Vous me comprenez ? De ces peintres au regard perçant qui par une sorte de diversion artistique, savaient vous donner avec grâce et pudeur une parfaite illusion d’objectivité... de vérité. Moi, si j’étais capable de peindre Françoise, ou de la dessiner du moins, je fixerais sa personnalité profonde qu’on décèle chez elle par bribes lorsque l’espace d’un instant elle apparaît « normale ».
Photo: Cette maison toute rose, qui abrite la vierge, est le presbytère du village, le logement de fonction du prêtre, pourrait-on dire. De quel droit la ridiculiserais-je après tout ce qu’elle a enduré ? Je commencerais par gommer le sourire niais qu’elle affiche souvent et nous exaspère tant pour donner à son visage une expression posée et sûre d’elle... acceptable. J’utiliserais des pastels sophistiqués pour raviver les couleurs ternes de ses robes d’été à motif démodées, des fusains bien épais pour souligner les contours de son visage fort et de son corps encore robuste de septuagénaire.
Puis, grâce à un jeu de lumière dans le regard ou quelque chose comme ça, je tenterais de faire ressortir son charme.
Françoise est loin d’être dégoûtante, comme le sont parfois à mes yeux les handicapés mentaux. On ne peut pas dire qu’elle soit belle non plus. Photo: l'église du village. Mais elle a ce charme indéfinissable des gens paisibles et heureux que rien jamais n’influence ou n’atteint. Les quolibets, les moqueries, les hurlements, les modes ou les tendances, elle s’en moque éperdument. « Elle s’en cogne » comme je dis, sans mépris, sans rancœur. Elle semble, malgré des capacités intellectuelles diminuées, posséder des clés qui nous échappent à tous. Eh bien, c’est cette vague impression de sagesse, Michel, que je m’évertuerais à restituer sur la toile bien mieux, d’ailleurs, qu’avec mes phrases maladroites et mes mots usuels assez communs.
Les mots… Souvent, des copains, des visiteurs me demandent : « Elle est autiste, non ? » « Elle est née comme ça ? » « Vos grands-parents l’ont loupée... (Comme si on confectionnait les mômes) ? »
Le tact des gens… Je n’ai jamais su répondre…On ne sait pas ce qu’elle a. La pathologie de Françoise, figurez-vous, n’a pas de nom, est unique. Il a fallu l’éduquer à l’instinct, la découvrir à mesure qu’elle grandissait.
Les mots… décidemment, ne lui ont jamais été d’un grand recours.
Dans notre langage à nous, on la qualifie de « débile profonde, de retardée, de femme-enfant »… Pour que les gens comprennent. Mais ça ne veut rien dire. Tout lui est tombé dessus quand elle était bébé, il y a bientôt soixante-dix ans.
Des affections aux noms barbares, en auraient fait ce qu’elle est... Beaucoup d’hypothèses, beaucoup de théories fumeuses, jamais de réponses. « Une série de coups du destin et puis c’est tout. » A tranché ma grand-mère il y a bien longtemps déjà, dans un soupir de résignation. Et bien plus pertinente que la myriade de neurologues ou de médecins en tout genre qui ont défilé devant notre porte, c’est sa nounou, Maïté, (toujours en activité à 75 ans) finalement, qui décrit le mieux sa condition : « Pour moi, dans sa tête, y a pas la lumière à tous les étages. » S’amuse t’elle.

Certaines parties de son cerveau semblent en effet totalement plongées dans le noir. Elle est condamnée à ne jamais formuler de pensées « profondes », de sentiments complexes, ses angoisses ou ses gênes. Ce qui mine ma grand-mère – devenue incapable de souffrir en silence – un peu plus chaque jour : « Tu crois qu’elle est heureuse ?... L’a t’on poussée suffisamment tu penses ?... N’aurait-elle pas pu être plus autonome ? » Y a de ces questions sans réponse… En tout cas, ce qui est sûr, c’est qu’on ne sait comment, Françoise trouve sans cesse des brèches dans ce corset intellectuel qui lui bouffe la vie. Et continue d’apprendre des nouveaux mots, des concepts nouveaux, et surtout de plus en plus à contrôler ses pulsions.
« Crois-tu qu’elle est heureuse ? »… Ma grand-mère, d’humeur difficile aujourd’hui, n’en n’aurait pas douté il y a dix ans à l’époque où on sentait en elle cette euphorie combative.
Photo: La grosse maison de style basque qui apparaît deux fois est celle de mes grands-parents. À la maison, tout est différent depuis que mon grand-père est mort. Le monde de ma grand-mère a considérablement rétréci : « C’est elle et sa fille aînée. » Analyse ma mère, peut-être un peu amère. » Ma grand-mère, il est vrai ne s’autorise plus aucun loisir malgré le travail harassant que représente Françoise. Car il faut l’assister pour sa toilette, lui préparer les repas, la ramasser quand elle tombe (et c’est souvent), l’aider à s’habiller et tant d’autres choses encore. À 88 ans ma grand-mère est fatiguée, pour ne pas dire exténuée et parle de sa vie de mère comme d’un chemin de croix.
Apparemment, elle n’est pas satisfaite du bilan : « J’ai tout raté avec toi ma pauvre chérie », lit-on dans son regard lorsqu’il s’attarde sur Françoise.
On ne se félicite de rien dans ma famille. Ni des combats menés pour les siens et les autres, ni des valeurs transmises. Ma grand-mère est persuadée de nous laisser pour seul héritage un lourd fardeau en la personne de Françoise.
Michel, j’ai beaucoup de mal à écrire. Là où d’autres auraient déjà écrit un roman, j’en suis à prendre des notes. Cette lettre, est le seul portrait que je puisse vous proposer. Je pense qu’au fond, je suis trop proche du « sujet ».
Merci de m’avoir lu,
Charles ---------------------------------------------------- La douce France d'Aquitaine. Cliquez sur: http://fr.mappy.com/photos/40/ygos-sa ... in&p=map&vm=photo
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