« Journal d'un désabusé » CHARLES BONNEVILLE À COEUR OUVERT
« Je suis devenu un pro sans faire trop de vagues…» Par CHARLES BONNEVILLE  Collaboration spéciale JOURNAL QUÉBEC PRESSE PARIS — Le vendredi 3 août 2012. Réédité le mercredi 24 octobre 2012. Note de la rédaction: Rien de déroutant chez Charles Bonneville, brillant journaliste parisien. D'un réalisme pressant et tout esthétique, sa plume connaît la fraîcheur de la virtuosité verbale. Sa collaboration au Journal Québec Presse nous fait découvrir un style télégraphique sans frivolité.
L'efficacité avant tout.
Tout est dit à devoir escalader les degrés du métier, d'une salle de rédaction parisienne à l'autre. Photo: Charles Bonneville, journaliste parisien. En fait, tout ce qui trotte dans la tête de ce journaliste pas tout à fait comme les autres, annonce les mêmes réflexions de ce côté-ci de l'Atlantique, où les médias québécois et canadiens-anglais projettent leurs intérêts mercantiles et politiques, paradoxalement à même les perspectives idéalisées de la liberté de presse. Or, cette précieuse liberté, sacrée à la Beaumarchais, demeure relative, étant sous contrôle des magnas de la presse, en France, au Québec et partout ailleurs dans les pays démocratiques. Passé maître dans l'analyse de ces fonctions vitales, Charles Bonneville nous introduit dans cet univers aussi fascinant qu'intriguant du journalisme. Michel Cloutier, journaliste-éditeur. Les sous-titres sont du Journal Québec Presse. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------  « Journal d'un désabusé » par Charles Bonneville
On a fini par tous se ressembler Les journalistes français de 30 ans passent inaperçus dans une rédaction.
La vérité c’est qu’à force de singer nos prestigieux anciens, on a fini par tous se ressembler.
Nous ne sommes plus désormais que des silhouettes assises (pas le temps d’aller sur le terrain) dissoutes dans des guenilles de vieux conformistes. L’un remplace l’autre, aucun ne sort véritablement du lot.
Salariés fragiles et interchangeables, on dispose de nous à loisir, nous vire, nous rappelle, cesse de nous appeler. Et nous, eh bien, on se laisse faire, obsédés par la crainte de l’oisiveté.
Cette réalité, ma réalité, j'ai tenté de la restituer dans ce texte à travers le récit d’une journée de travail assez marquante.
Lundi 25 novembre, peu après 9 heures, lors d’une conférence de presse sur un projet de réhabilitation de vieux immeubles…
Bon sang ! Qu’est-ce que je fous là ! En six ans de journalisme, j’ai dû assister à plus d’une centaine de conférences de presse comme celle-ci sans me poser de questions (on ne fait plus que ça en presse économique). Et soudain, ce matin, on ne sait pourquoi, le brouillard se dissipe… j’y vois enfin clair.
Sans blague, à quoi ça rime tout ça ? J’ai parcouru 400 km pour écouter bien sagement des promoteurs encenser un projet immonde face à un parterre de journalistes hébétés.
Je sers de porte voix
Lors que je devrais être sur le terrain à interroger les futurs locataires, les riverains, à vérifier les déclarations officielles… Me semble t’il ! Mais non ! Au lieu de ça, complice et discipliné, je sers de porte voix à des industriels douteux qui me rabâchent à tour de rôle : « Je ne sais pas si mon collègue vous l’a dit mais on vous a mis de côté deux très bonnes bouteilles… pour vous remercier de vous être déplacé si loin de Paris. » Et, d’ajouter (pour les plus consciencieux), sur un ton obséquieux : Vous allez nous écrire un bel article hein ? Hein ? Hein ? »
Corrompu ! Voilà ce que je suis. Vendu ! Pour un montant dérisoire : deux bouteilles de Brut. Un montant à la hauteur de l’image médiocre mais malheureusement juste que je renvoie. Celle d’un jeune cadre précaire sans relief qui ferait n’importe quoi pour travailler un peu. Si mon grand-père me voyait monnayer mon esprit critique d’une manière aussi vulgaire, il se retournerait dans sa tombe.
Complaisance
Le dithyrambe se poursuit, insipide et lénifiant : « Chers amis de la presse (on nous appelle souvent comme ça.), précise encore l’un des promoteurs, ces vieilles tours inadaptées laisseront bientôt place à une succession de petits blocs à taille humaine… »
Puis il parlera d’ensoleillement, de bien- être... Et de je ne sais quoi encore de résolument « humain ». Ben voyons ! À en juger par les plans, pourtant chiadés, qu’on nous agite sous le nez depuis des heures, ces résidences si « agréables » laisseront plutôt place à un amas de grisaille, oui. Une horreur ! posée négligemment le long d’un cours d’eau atroce et boueux. Mais
pas chère à réaliser et dont les médias chanteront unanimement les louanges… quoi que deviennent les habitants à reloger. Voilà ce que je devrais écrire. Et pas un « bel article » stylistiquement plat et dénué d’esprit critique.
Car c’est ça « un bel article » de nos jours, quelque chose qu’on oublie, qui ne fait pas de bruit. Les recommandations de Casa, rédacteur en chef et propriétaire du magazine « L’immobilier », - ce même Casa qui fixe des objectifs de rendement à chaque journaliste - étaient claires : « Déconne pas. Ils font de la pub dans le canard donc fais-leur un truc bien sans cogner. »
Qu’est-ce que je fous là ?…
Abdiquer.
La conférence terminée, nos promoteurs et leur indispensable conseillère en communication (agréable jeune femme coquette et dévouée) nous raccompagnent, nous les « observateurs » (terme abusif), à la gare. C’est la fin de mon calvaire. Je respire ! J’en avais assez de jouer les vassaux. Dans le train pour rejoindre Paris, je m’assieds en face d’un vieux confrère bedonnant, imbibé comme il faut (on nous a offert le déjeuner), les baluchons plein de cadeaux idiots estampillés Promo Immo, notre hôte. « Foutu conf’, lance t’il à qui veut l’entendre. » Il est grotesque…
La campagne française défile, surexploitée, écorchée de partout. Je me réfugie dans un songe. Le laisse me guider avec plaisir vers mes premiers pas à la radio, l’époque bénie où tout était possible, où j’avais des idées plein les tuyaux... Idées que j’ai été contraint d’occulter le temps de l’école de journalisme, un peu trop prenante à mon goût, malheureusement, avant de les enfouir définitivement quelques années plus tard.
« Abattage efficace et insipide »
L’école de journalisme, c’est incontournable, du reste. Les pontes vous y incitent : « Comme tous les mômes, tu manques cruellement de savoir-faire, martèlent t’ils. Il te faut apprendre la technique mon grand, les règles. » Ces fameuses « règles indispensables » ou plutôt ces pratiques carrément productivistes, dirai- je – auxquelles on s’accroche mordicus alors même qu’elles scandalisent de plus en plus de lecteurs et nous éloignent d’eux, fatalement : l’emploi du conditionnel à tout va, par exemple (Monsieur X aurait violé Madame Y »)… pour se dispenser de vérifier, la réécriture systématique de dépêches ou d’articles de confrères, les comptes rendus de manifs à partir de ouï dire… Bien sûr dans le souci de former des professionnels « irréprochables », on prend soin dans ces écoles d’inculquer aux élèves quelques bases juridiques (ou les outils de l’autocensure), et économiques (qui finance les journaux ? Autrement dit à qui doit-on prêter allégeance ?).
Mais sans jamais aborder les problèmes de déontologie ou d’éthique (ou si peu)… Tout cela dans un seul but : l’abattage efficace et insipide.
Remplir, remplir et de plus en plus vite. «Nous, on vous donne toutes les armes pour écrire vite sans vous attirer d’ennuis. Ne perdez jamais de vue qu’on vous demandera d’écrire deux, voire trois articles par jour dans un quotidien, nous expliquait sans détours notre professeur d’écriture. Ça peut choquer les rêveurs mais c’est à
ça qu’on reconnaît un pro ! Le reste ça dégage ! ». Je suis devenu un pro sans faire trop de vagues… et je suis toujours là.
Malgré tout, si de mon petit train, je devais tirer un bilan de ces deux années d’étude, je dirais qu’elles ne m’ont pas mené bien loin. Je travaille pour ce journal spécialisé en immobilier. Certes. Je fais un peu de télévision, j’écris de temps à autre des articles économiques. Mais rien de très stimulant. Je n’ai pas réussi à intégrer le « réseau », celui qui ouvre les portes. J’avais trop de fierté pour me laisser tout à fait remodeler, j’imagine…
Rencontre inattendue
Oh ! Et puis peu importe à la fin. Cesse de ruminer le passé, marmonné-je à haute voix à la manière d’un déséquilibré. Peut-être qu’après tout tu n’es pas fait pour ça. On te l’a dit parfois. Et lui ! Regardez-moi ça !
Me dis-je en posant à nouveau les yeux sur le vieux confrère résigné, est-il fait pour ça celui-là? Je me demande à quoi il songe. Presque inerte, son crâne chauve appuyé sur le rebord métallique de la fenêtre, il rêvasse… le regard plongé dans le vide. Un regard cependant… saisissant, je dois bien l’admettre, plein d’amertume, il est vrai, mais vif. Deux émeraudes dans une décharge. À force de se toiser on a fini par échanger nos points de vue, manie de journaliste. Et il a clos brusquement la discussion en ces termes : « À trop négliger le présent on se retrouve enfermé dans des rédac merdiques. » Soit ! Suis-je forcé de conclure, l’heure tourne.
« Horde d’épigones incultes »
Ai-je seulement la fibre journalistique, comme on dit ? Peut-être autrefois…
Je n’en sais plus rien à vrai dire. Avant aujourd’hui, je n’avais même pas réalisé que sous l’impulsion de mes proches, notamment, et leurs « sois patient », « ça viendra », « on ne fait pas toujours ce qu’on aime », j’avais bêtement maquillé mon besoin de l’ouvrir en carrière.
Depuis six ans, je pratique, à tort, le journalisme comme un métier dans lequel il faudrait gravir les échelons. Obnubilé par le prestige de la position, j’envoie des CV dans le vain but d’obtenir un poste. N’importe lequel. Du moment que je reste dans le circuit. Je n’ai plus rien à raconter en définitive… à l’image de mes semblables, épigones incultes infoutus d’affirmer quoi que ce soit. Nuancés, soi-disant.
Toutes ces années, je me suis fourvoyé. J’ai tu (puisqu’il s’agit de mots) ma personnalité profonde comme on tait une maladie honteuse jusqu’à en atrophier peut- être irrémédiablement ma puissance de raisonnement. Le propos était de plaire. J’ai erré de rédactions pointues en rédactions spécialisées, dans l’espoir d’apprendre les ficelles aux côtés de professionnels aguerris. Je pensais qu’à force de travail, de volonté et d’abnégation on me donnerait un jour le privilège de défendre les idées qui m’ont mené au journalisme. Mais grâce à ce vieux, j’ai compris que ça n’arrivera jamais. Pas si je continue à obéir… Pas si je ne suis pas capable de dire Merde !  Un clin d'oeil aux... Québécoises, en passant!
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